Retour sur le terrain : Trois-Ponts durant l’hiver 1944-1945
Interview de Pascal Heyden
Si la littérature disponible est peu loquace à l’égard de « Trois-Ponts et ses villages » sur la période de l’attaque allemande, elle est quasi inexistante dans la perspective de la reconquête américaine de janvier 1945. Remédier à cela était votre objectif. Avez-vous le sentiment d’y voir nettement plus clair au terme de vos recherches ?
On peut répondre à cette question en deux temps. Si, au départ, l’objectif était d’apporter plus de clarté et de compréhension sur l’ensemble des événements a priori existants dans la région de Trois-Ponts – puisque justement peu d’ouvrages relataient ces faits ou alors de manière partielle – des premières recherches m’ont permis de mettre à plat une chronologie complète, au jour le jour, des combats sur un territoire donné, c’est-à-dire le territoire actuel de la commune de Trois-Ponts.
Par la suite, grâce aux sources historiques de première main mises à disposition par l’équipe Weyrich, et grâce à l’aide de Hugues Wenkin, je suis parvenu à donner une matière, une vie et une motivation à ces faits pour, au final, mettre le doigt sur les liens qui relient ces dates et cette succession d’événements. Je pense être parvenu à comprendre et expliquer les raisons qui ont motivé les deux opposants à agir de telle ou telle manière en pareille circonstance. Ce qui est probablement plus intéressant encore que de lister une succession de faits les uns après les autres, même si cette dernière est indispensable… En considérant la seconde approche qui complète la première, j’ai le sentiment à ce jour d’y voir plus clair, en effet.
Pourquoi dit-on que Trois-Ponts fut le verrou de la bataille des Ardennes ?
Pour quiconque se rend à Trois-Ponts par la route, que l’on y accède par le nord, le sud ou par les deux autres côtés, on doit emprunter des vallées qui deviennent de plus en plus exiguës au fur et à mesure que l’on approche du confluent de la Salm et de l’Amblève.
En 1944, Trois-Ponts était un point de passage obligé de pas moins de deux Rollbahnen (itinéraire de progression stratégique pour les Panzer de la 6. Pz-Armee) qui devaient prendre intacts les ponts sur l’Amblève et la Salm en même temps. Trois-Ponts présente un relief géographique particulièrement enclavé, avec des voies d’accès étroites, des ponts routiers, des tunnels…
Ce point de passage unique, les Américains l’avaient déjà pointé sur leurs cartes puisqu’ils y ont implanté en son centre le poste de commandement du génie de la First US Army (FUSA), soit le 1111th Eng.Combat Group.
Sans ce passage pour libérer l’itinéraire vers l’ouest, la Kampfgruppe Peiper et les autres unités du I SS-Pz.Korps resteraient bloquées en cherchant un passage au travers des massifs forestiers, notamment pour les chars lourds mal adaptés au relief de la région. L’armée allemande s’exposait à un mur. Ce passage obligé pouvait se refermer d’un simple clic, comme on ferme un verrou, en faisant sauter les deux ponts sur l’Amblève et la Salm. C’est ce qui s’est passé en fin de matinée le lundi 18 décembre 1944. Le verrou était fermé.
Les paras de la 82nd Abn.D, aidés du génie en place dans Trois-Ponts, puis les tanks de la 3rd AD Spearhead vont devoir tenir cette Main Resistance Line de Trois-Ponts jusqu’à l’enlisement complet du I SS-Pz.Korps le jour de Noël 1944. Il faudra alors que les paras de la 82nd Abn.D et du 18th Abn.Corps débloquent ce même verrou pour ouvrir la voie et mener à bien la contre-attaque américaine prévue le 3 janvier 1945…
Vous écrivez que le fil de cette bataille n’est pas une succession linéaire d’événements, mais que les combats se déploient dans un espace-temps complexe, tentaculaire. Que les lignes de front se chevauchent, s’encerclent puis se défont. Que les actions des deux camps se succèdent rapidement, en alternance ou simultanément. À l’évidence, l’étude de cet épisode de la bataille des Ardennes est complexe à appréhender. Est-ce une explication à sa méconnaissance ? Et comment avez-vous travaillé pour y voir clair ?
Face à beaucoup d’interrogations, en consultant les écrits et les récits… J’ai ensuite réalisé que seuls deux éléments tangibles et stables étaient en permanence à ma disposition : le temps et le terrain. En somme, il fallait cadrer le temps et l’espace. J’ai repris un calendrier, en partant du samedi 16 décembre 1944… Pour retrouver au final une chronologie qui s’étire sur quatre semaines. Puis, il fallait border le « terrain », en le schématisant : Trois-Ponts, ses rivières, ses routes, mais de manière schématique.
Trois-Ponts en son centre, quatre voies d’accès aux quatre points cardinaux, quatre massifs séparés par trois ( !) cours d’eau, puisque l’Amblève forme un coude d’est vers le nord. Mon échiquier était prêt. Au jour le jour, je pouvais alors, de manière cadrée, repérer et confronter les différents événements et mouvements de troupes. Les randonnées m’ont permis de réaliser les difficultés particulièrement contraignantes de ce microcosme ardennais que représente Trois-Ponts.
Dans les vallées tortueuses de la Salm et de l’Amblève, les actions et réactions des opposants se succèdent, se superposent durant plusieurs semaines, dites-vous. On imagine donc que ces villages ardennais ont dû être le théâtre de nombreux épisodes aussi brefs que violents. Comment les civils ont-ils vécu ces va-et-vient de combats ?
Beaucoup de récits ont été recueillis sur ce qu’ont enduré les civils et pas uniquement pour ce secteur, mais partout en Ardenne, malheureusement. Mais ce qui caractérise peut-être le contexte qui nous intéresse, c’est que les civils, pris dans l’étau pour la plupart, ne savaient absolument pas où aller. Sans ligne de front aucune, puisque les militaires eux-mêmes entremêlaient leurs positions, les civils n’avaient pas la moindre idée de ce qui les attendait parfois à quelques centaines de mètres sur les routes, sur le pas de la porte de leur habitation ou même parfois dans leur propre cuisine ! Beaucoup fuyaient simplement les combats, ou la ligne de feu, à la recherche d’un abri, sans pouvoir même choisir le côté du front tenu par un camp ou l’autre. Le fait de rester dans leurs habitations les exposait à cette même équation imposée par les aléas des opérations et des combats.
C’était un enfer. Que les habitants aient fui ou non les combats, ils ont enduré le pire. Évoquer les civils dans la région de Trois-Ponts, Stoumont et particulièrement la région de Stavelot, c’est avant tout déplorer les trop nombreuses exactions commises par les SS. Que ce soit à Parfondruy, Ster, Renardmont, sur les hauteurs de Stavelot et autour de Trois-Ponts, au Petit-Spay, au lieu-dit Les Viaducs, ou encore à Wanne, la soldatesque SS a commis de nombreux crimes de guerre. Les civils étaient pour la plupart laissés pour compte. Si les combats ont été « durs » pour les militaires, ils ont été invivables pour les civils. De parents originaires d’Ardenne, je ne peux que lire ou entendre l’expérience des civils avec pudeur et réserve.
Dans votre ouvrage, vous évoquez la reconquête américaine face à la 5. Pz-Armee de la Wehrmacht. Elle a pourtant été assimilée à des combats facilement menés, face aux troupes allemandes réputées moins combatives ou moins bien équipées que celles de la Waffen SS. Or, les faits montrent que la reconquête, dans le secteur de Trois-Ponts en particulier, aura coûté très cher aux Américains. Qu’est-ce qui explique que cette réalité n’est comprise que si tardivement ?
Probablement parce que, lorsque l’attaque allemande est considérée, les yeux se tournent spontanément sur le secteur nord et l’enlisement de la KG Peiper, puis lorsque la contre-attaque US est considérée, c’est le général Patton puis la jonction des 3e et 1re Armées à Houffalize qui captent l’attention.
Considérant la bataille des Ardennes et son secteur nord, un premier focus a naturellement été placé sur la première phase des combats, cette dernière présentant l’avance et l’enlisement de la 6 Pz. Armee, avec en point d’orgue la déroute de la Kampfgruppe Peiper, sa fuite à pied de La Gleize vers Wanne. La nomenclature des Panzer en tous genres abandonnés, le côté impressionnant de l’attaque et le blocage du verrou par l’armée US, puis encore l’évacuation de Saint-Vith ont retenu une attention particulière, presque exclusivement.
Ensuite, lorsque la seconde partie des combats de la bataille des Ardennes est considérée, l’armée du général Patton entre en lice, elle désenclave Bastogne : le front central est alors sous les projecteurs pour la jonction des 1re et 3e Armées à Houffalize. Ces événements capitaux ont été plus « spectaculaires » à relater, plus, probablement, qu’une lente et pénible reconquête US menée méthodiquement, mais difficilement, sur des plateaux enneigés pendant deux à trois semaines. Toutefois, depuis Trois-Ponts, pour récupérer Vielsalm et Saint-Vith, il fallait faire le job…
Enfin, vous revenez sur l’épisode neigeux survenu après le 10 janvier 1945 dans les vallées de l’Amblève et de la Salm, où la neige est abondamment tombée. Ceci a permis à bon nombre de reporters de guerre américains de prendre des clichés particulièrement saisissants. Cela signifie-t-il qu’à peine les troupes de l’US Army avaient-elles fini de combattre l’ennemi qu’elles étaient aux prises avec les éléments météorologiques ? La neige était tombée en quantités astronomiques…
C’est un fait, les reporters de guerre américains ont littéralement mitraillé ces scènes de paysages lourdement enneigés. C’était, comme on dit en anglais, très iconic. Malheureusement, par la suite, ces photos ont été utilisées pour illustrer des combats antérieurs à ces dates, encore en janvier ou se déroulant même en décembre, voire à la mi-décembre, lorsque nous sommes encore en automne. Cependant, une chose est claire au regard des documents à disposition depuis maintenant de nombreuses années. C’est bien un sol détrempé et boueux qui a perturbé la bonne marche en avant des Panzer en décembre 1944. Il n’y a pas eu de neige avant la Noël dans les vallées de la Salm et de l’Amblève en particulier (en atteste la séquence de Poteau et de Stoumont tournée par la Proganda-kompanie). Puis, en janvier 1945, c’est bien la neige qui défavorise les assauts à mener par l’infanterie parachutiste US face aux Volksgrenadiere, avantageusement retranchés dans les villages et les sapinières enneigés.
« Trois-Ponts, verrou de la bataille des Ardennes » de Pascal Heyden est disponible en librairies et sur notre E-shop :
